Alors que les juntes militaires au Mali, en Guinée et au Burkina Faso s’acheminent théoriquement vers la fin de la période de transition, dans quelles conditions adviendra l’alternance dans ces pays où les coups d’Etat qualifiés de « nouvelle génération » auront profondément bousculé le paysage politique et sociologique, de même que les orientations politiques ? A quoi ressemblera le retour à un ordre constitutionnel normal ?
Cinq coups d’Etat cumulés entre août 2020 et septembre 2022 au Mali, au Burkina Faso et en Guinée (*). Dans cette temporalité, le chiffre constitue un véritable record en Afrique de l’Ouest. Parmi les caractéristiques de ces putschs qualifiés de « nouvelle génération », la durée des périodes de transition que leurs auteurs ont su imposer, au terme de houleuses négociations et de laborieux compromis avec la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao). Au Mali, la transition – l’Etat d’exception – commencée en 2020 devrait s’achever en février 2024. Au Burkina Faso, après deux putschs militaires, les citoyens de ce pays ne devraient pas espérer un retour à un ordre institutionnel ordinaire avant juillet 2024, date prévue pour des élections législatives et présidentielle. Quant à la Guinée, après le coup d’Etat du 5 septembre 2021, le compromis conclu avec la Cédéao fixe la fin de la transition à fin 2024.
« La parole donnée au peuple »
Alors qu’une certaine opinion en appelle à l’urgente restauration d’un ordre constitutionnel normal avec un retour des civils aux commandes de l’Etat, une autre exprime le souhait d’une prolongation du régime d’exception, et le fait savoir de diverses manières, à travers des manifestations de rue ou un activisme « pro junte » qui s’exprime énergiquement sur les réseaux sociaux. Au moment où, au Mali comme au Burkina Faso, les discours et les slogans officiels jettent le doute sur la volonté des gouvernants militaires à se retirer du pouvoir politique sur la base du calendrier annoncé, la question semble avoir été tranchée en Guinée. Ainsi, en février 2023, Mamady Doumbouya, le chef de la junte, a tenu à réaffirmer sa disposition à « rendre le pouvoir aux civils à l’issue de la transition, fin 2024 ». Et pour évacuer tous les doutes sur les intentions futures du CNRD (Comité national du rassemblement et du développement, l’organe dirigeant de la junte), il a précisé : « Nous allons bien sûr organiser la transition mais nous ne ferons pas partie de l’après-transition. Pour nous, c’est clair et ça doit l’être ». Le colonel Doumbouya ne rate pas une occasion pour répéter cette « parole donnée au peuple », à savoir son engagement à « ne pas passer un jour de plus à l’issue de la transition ».
Peut-on alors parler d’une « exception guinéenne », dans ce triangle formé par ces trois pays qui ont fait ressurgir le spectre des coups d’Etat en Afrique de l’Ouest ? On pourrait le penser, si l’on se réfère, par exemple, au refus poli que le dirigeant guinéen a opposé à la proposition faite par le Mali et le Burkina Faso, au début de l’année 2023, de la création d’une « fédération » réunissant les trois pays. Comme pour consacrer et prolonger dans le temps des situations de transition, en les transformant en une norme institutionnelle. Il semble aussi que pour les promoteurs burkinabés et maliens de ce projet de « fédération » soutenu par des slogans « souverainistes », l’objectif était aussi de marquer une distance à l’égard de la Cédéao qui veille au respect des calendriers de transition. La junte guinéenne qui avait pourtant multiplié des gestes de solidarité envers ses « frères d’armes » du Mali et du Burkina Faso, a préféré prendre ses distances vis-à-vis de cette aventure.
A l’issue des transitions, même s’il s’agit de mettre un terme à des régimes militaires d’exception, les élections prévues, et plus particulièrement les présidentielles, agiront comme une alternance politique, le passage d’un régime à un autre. Cette réalité est davantage encore soulignée dans les contextes malien et burkinabé où les dirigeants des juntes se sont positionnés comme des acteurs d’un changement de système, affirmant leur volonté de « refonder l’Etat » tout en prônant des alternatives « idéologiques » caractérisées par un populisme propagandiste et l’alliance avec la Russie, par ailleurs destinées à justifier leur droit à gouverner. En Guinée, le régime militaire, après s’être aventuré à promettre lui aussi une « refondation de l’Etat », se sera contenté, face à la réalité de la gestion du pouvoir d’Etat, de programmer des « réformes essentielles », permettant d’assainir les grands secteurs de la vie nationale que sont l’économie la santé, l’éducation, l’administration publique, la Justice. Un programme dont la continuité devrait être assurée par les futures autorités civiles.
Les défis de l’alternance
Dans la perspective de l’alternance post-transition, la question sera de savoir ce que feront les futurs gouvernants des actes régaliens posés par leurs prédécesseurs militaires. Dans quelle mesure inscriront-ils dans la continuité de l’Etat les réformes institutionnelles, les orientations sécuritaires, diplomatiques et géopolitiques adoptées par les régimes de transition ? Comment faudra-t-il résoudre les contentieux accumulés au cours de la période d’exception, à commencer par les violations des droits fondamentaux commises au nom des intérêts du moment de ceux qui se sont hissés au pouvoir par la voie des armes ? Comment restaurer l’Etat de droit dans des pays où les pouvoirs militaires n’ont pas hésité à imposer une gestion autoritaire du pouvoir d’Etat ? Dans quel état se trouvera la société politique civile au terme d’une période marquée par un recul des libertés publiques, une répression ou une exclusion des voix contraires aux orientations de la junte ?
A quelques mois de la fin annoncée des transitions, les plus sceptiques s’interrogent sur la capacité des acteurs politiques civils à répondre aux nouveaux défis qu’ont fait surgir ces coups d’Etat. Le chantier est vaste et particulièrement ardu. Les prochains processus électoraux destinés à tourner la page des transitions ne suffiront pas à faire émerger, magiquement, une ère nouvelle en rupture avec la parenthèse du pouvoir militaire. Au Mali et au Burkina Faso, en raison du poids de l’héritage en la matière, les futurs gouvernants seront amenés à associer les militaires à la gestion des questions sécuritaires persistantes, tout en se démarquant de leur gestion antérieure du pouvoir d’Etat. Il s’agira aussi de redéfinir, dans un cadre apaisé, les relations entre ces deux pays et les partenaires régionaux et internationaux, après une période où, au Mali notamment, les partisans de la junte ont conjugué les louanges des mercenaires de Wagner avec les appels à expulser la Minusma (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali). Une situation qui a inspiré en avril dernier ce propos du général nigérien Abou Tarka, à la tête de la Haute autorité pour la consolidation de la paix (HACP) : « « Les autorités maliennes et burkinabè se sont isolées de la communauté internationale. Elles se gargarisent de slogans creux et font la guerre à coups de communiqués mensongers et de propagande sur les réseaux sociaux. Le réveil n’en sera que plus douloureux. »
Aux futurs gouvernants civils maliens, burkinabé et guinéens, il reviendra de réinventer un espace de vie démocratique, réanimer les secteurs de l’économie, tout en donnant les gages nécessaires afin de ne pas répéter les errements du passé. En assurant aux citoyens que l’après-transition ne sera pas synonyme d’un retour à l’ordre antérieur qui avait suscité les coups d’Etat. Au moment où se précise le calendrier officiel de la fin des transitions, il est temps que les acteurs politiques civils réinvestissent les espaces politiques et réactivent chez leurs concitoyens le désir de reconstruire ensemble les communautés nationales de destin. A condition que les juntes au pouvoir libèrent à nouveau, pleinement et maintenant, les espaces d’expression. Le piège pour tous serait de ne pas anticiper l’après-transition et de ne pas commencer à s’y préparer dès maintenant.
(*) Mali : 2 coups d’Etat (18 août 2020 et 24 mai 2021)
Guinée : Coup d’Etat du 5 septembre 2021
Burkina Faso : 2 coups d’Etat (23 janvier 2022 et 30 septembre 2022)
Francis Laloupo
Journaliste, Essayiste
Enseignant en Géopolitique